Quand des personnes en situation de pauvreté, des professionnels du secteur social et des chercheurs croisent leurs savoirs pour mieux lutter contre la pauvreté
15 novembre 202231 décembre 2022
La recherche en croisement des savoirs suppose que « chacun soit décentré par l’autre »
En 2019, ATD Quart Monde signait un partenariat avec le Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) et le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) pour mettre en place un espace collaboratif permanent autour des recherches en croisement des savoirs avec des personnes en situation de pauvreté.
Pendant trois ans, une dizaine de personnes ayant l’expérience de la pauvreté et/ou de l’exclusion, membres d’ATD Quart Monde et du centre social des 3 cités à Poitiers, une dizaine de chercheurs académiques et une dizaine de praticiennes du secteur social ont travaillé sur les conditions d’élaboration, de production et de diffusion des recherches participatives et leur impact sur la lutte contre la pauvreté. Ces recherches s’appuient sur le savoir de l’expérience des personnes vivant la pauvreté, sur le savoir de l’action des professionnels et sur le savoir des universitaires.
Importance des groupes de pairs
Réunis en groupe de pairs et en plénières, ils se sont penchés sur trois thèmes, qui ont été présentés les 15 et 16 novembre. Le premier était la question de la mixité et de la non-mixité dans les croisements des savoirs et, plus largement, dans les recherches participatives. « Nous avons voulu voir ce que cela apportait vraiment de se retrouver entre pairs dans un processus de recherche articulé entre des temps en groupes de pairs et des temps en groupes mixtes. Nous nous sommes rendu compte que le groupe de pairs est indispensable, parce que cela crée une sorte de protection pour les personnes qui en font partie, une forme de mise en confiance », explique Elisabetta Bucolo, membre du comité pédagogique de l’espace collaboratif et sociologue au Cnam.
« Cela n’est pas une façon de faire de l’entre-soi, mais plutôt de produire le savoir nécessaire, pour passer ensuite d’une posture individuelle à une parole collective, du je au nous. On aurait tendance à penser que cela peut être plus utile pour les personnes ayant vécu des situations de pauvreté, ceux que certains chercheurs appellent les ‘publics faibles’. Mais pas du tout. On se rend compte qu’on est tous ‘faibles’. Dans notre espace collaboratif, les chercheurs et les praticiennes ont également revendiqué la nécessité d’avoir ces temps pour se retrouver entre pairs et discuter ensemble, parler un même langage. C’est important pour mieux formuler les choses et revenir vers les autres avec une posture plus constructive et aller plus loin dans la réflexion et surtout dans la production d’un savoir commun », poursuit-elle.
Transformer la société
Le deuxième axe de travail portait sur ce que signifiait « la co-production jusqu’au bout ». Les membres de l’espace collaboratif ont ainsi réfléchi aux conditions nécessaires au croisement des savoirs, aux points de vigilance à avoir, aux méthodes. Ils se sont interrogés sur ce que signifiait réellement « jusqu’au bout » : « Est-ce qu’il s’agit de co-produire un article, un rapport, ou est-ce que cela va au-delà ? Est-ce qu’il s’agit d’activer les résultats dans tous les milieux impliqués dans la recherche participative, pour produire des changements et des actions qui permettent de transformer la société ? », explique Marion Carrel, également membre du comité pédagogique, sociologue à l’université de Lille et codirectrice du Groupement d’intérêt scientifique « Participation et démocratie ».
Enfin, le troisième thème de recherche était celui de l’évaluation et de la validation des recherches participatives. « Cette question est importante pour tout le monde, car si tu participes à une recherche que tes pairs ne reconnaissent pas, ne valident pas, c’est trop dur », explique Marianne De Laat, volontaire permanente d’ATD Quart Monde et membre du comité pédagogique de l’espace collaboratif. Neuf critères de validation ont ainsi été proposés.
Produire un savoir commun
Pendant deux jours, ces travaux ont été présentés, décortiqués et analysés par les participants au colloque venus de France, de Belgique, de Suisse et du Québec. « Cela soulève un certain nombre de questions : comment fait-on pour croiser les savoirs, pour produire un savoir qui n’est ni un savoir d’expérience des personnes en situation de pauvreté, ni un savoir pratique des professionnels, ni un savoir académique de chercheurs, mais bien un savoir commun, qui est profondément humain », s’est questionnée Lucie Gélineau, chercheuse anthropologue rattachée au Centre de santé et de services sociaux de la Vieille-Capitale et à l’Université Laval-Québec.
Pour la présidente du Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, Fiona Lazaar, ces réflexions vont « nourrir le CNLE, notamment la coproduction jusqu’au bout, pour faire en sorte que cela ne soit pas juste une succession de témoignages pris en compte, mais que la problématique, l’organisation soient définies ensemble et que la publication soit portée collectivement ».
Tarik Touahria, président de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France, s’est quant à lui interrogé sur la manière dont les centres sociaux peuvent s’emparer de ces travaux. « On a parfois tendance à vouloir prendre des raccourcis face à l’urgence sociale. Mais cela prend du temps de construire une pensée, de tisser des savoirs pour créer un savoir commun. Ces deux jours m’ont conforté dans l’idée que nous devons être vigilants face à cette tension entre l’urgence et l’exigence », a-t-il souligné.
Il faut que cette démarche de croisement des savoirs, de recherche participative « devienne une référence dans le monde universitaire, au niveau des professionnels, des institutions et au niveau du monde de la pauvreté », a pointé Claude Ferrand, l’un des initiateurs de la démarche du Croisement des savoirs et des pratiques à ATD Quart Monde. Une demande partagée par Doris Mary, militante Quart Monde de Lyon. « Au niveau des gouvernements, on parle sans arrêt de la participation. Il y a eu plein de débats, notamment sur l’écologie, on a eu l’impression d’avoir été écoutés, mais rien n’est retenu. Est-ce que la participation ne leur fait pas peur finalement ? J’ai une grande interrogation », a-t-elle exprimé. Joëlle Weydert, militante Quart Monde de Bordeaux, a pour sa part été marquée par « la profondeur des débats, le grand respect de la parole des autres, un cheminement et une vraie volonté d’arriver à un résultat, même si parfois ce n’est pas celui qu’on attendait ».
Ces deux jours de travail, durant lesquels chaque participant a été amené à s’impliquer activement, a également donné l’envie à Elena Lassida, économiste et professeure à l’Institut catholique de Paris, de faire évoluer les colloques universitaires, pour qu’ils deviennent « vraiment des lieux de croisements et pas seulement d’accumulation des projets faits par les uns et les autres ». Elle a ainsi proposé la mise en place de critères pour mesurer « comment chacun a été transformé, individuellement et collectivement », par cette manière de travailler. « Quels seraient les critères pour montrer que cette participation n’est pas seulement une représentation des différents savoirs, mais que cela permet vraiment à chacun d’être déplacé par l’autre ? La participation, ce n’est pas échanger des avis et partager des expériences, c’est beaucoup plus que cela. Cela suppose que chacun soit décentré par l’autre, c’est-à-dire sorte de son univers de pensée, de langage, de regard, glisse en dehors du cercle connu. Tant qu’il n’y a pas ce décentrement, il n’y a pas de participation », a-t-elle précisé.
Besoin de sentir une communauté
L’Espace collaboratif pour le développement des recherches en croisement des savoirs « arrive au bout de son budget », explique Marion Carrel, et aucun nouveau financement n’est prévu pour l’instant. « Mais nous avons senti qu’il y avait une volonté, un besoin de poursuivre ces échanges. Nous allons donc réfléchir à des manières de se retrouver de temps en temps. L’idéal serait que des recherches participatives se développent partout en France et que des espaces de discussion entre différentes recherches puissent se créés. Si on peut contribuer à la réflexion sur l’éthique, la méthodologie, la manière de réduire les biais liés aux inégalités, à la domination, aux questions de langages, nous serons très heureuses », précise-t-elle.
« On rêve en tant que chercheur que cette expérience soit partagée et qu’elle montre non seulement l’intérêt de faire des recherches participatives, mais tout ce que cela peut apporter en termes de connaissances sur ces questions. Ces connaissances utiles peuvent permettre de véritables changements plus grands au niveau sociétal », ajoute Elisabetta Bucolo. « C’est difficile de faire une recherche participative. Cela prend du temps. Chacun prend des claques, on essaye de se parler en vérité et parfois on ne comprend pas ou on peut dire des choses dures. Mais toutes les personnes qui étaient là continuent à y croire. On a besoin de sentir cette communauté, que des liens se créent pour s’encourager et se donner des forces », conclut Marianne De Laat.
Julie Clair-Robelet