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L’invité de la rédaction : Elmar Mock
Comment définiriez-vous le processus créatif ?
La créativité, c’est la recherche de l’insoupçonnable,
c’est partir dans l’inconnu. Le créateur ne tient pas ses
promesses, contrairement au chef de projet ou à l’indus-
triel, ce qui est perturbant dans notre système éducatif
et politique où nous sommes formés à l’obéissance.
Lorsqu’avec Jacques Müeller, nous avons créé la
Swatch, nous voulions faire une montre de combat, de
qualité mais bon marché. Il s’agissait d’abord de mon-
trer qu’avec certaines technologies, il était possible
d’imaginer les produits autrement. On ne pensait pas en
faire un objet de mode et un succès. On ne décide pas
d’être inventeur, c’est le résultat d’une action. La faculté
d’inventer est plus une histoire d’attitude que d’aptitude.
Par ailleurs, l’inventeur n’est jamais seul. Il est toujours
entouré d’une équipe.
Vous avez longtemps été classé parmi les mauvais
élèves, été rebelle à l’autorité, un peu comme votre
idole Gaston Lagaffe. Vous étiez loin d’avoir un
parcours de réussite tout tracé. Quel a été le déclic?
J’ai un handicap : je suis dyslexique. Je n’aime donc pas
beaucoup écrire, ni lire. À 14 ans, je me suis cassé la
jambe et j’ai passé six mois dans un lit. Mon déclic a
peut-être eu lieu à ce moment-là. J’ai pris un peu de dis-
tance avec mes amis très turbulents. Et j’ai commencé à
lire, à me passionner pour les sciences et la technique.
Mais je n’aurais jamais pu suivre un parcours acadé-
mique. Quand j’ai commencé ma formation d’ingénieur-
horloger [qui le mena à travailler pour ETA Manufacture
Horlogère où il créa la Swatch, ndlr.], on considérait que
ce métier était en voie de disparition !
Quelques années plus tard, vous avez créé avec
Créaholic un modèle d’entreprise rare, qui
appartient à ses collaborateur•rice•s et ne génère des
profits que pour les leur redistribuer. Qu’est-ce qui a
motivé ce choix?
Il n’y a là ni objectif politique, ni stratégique. Il existe
deux tueurs de l’innovation : le sentiment d’injustice et le
manque de confiance. Il nous fallait donc réduire le sen-
timent d’injustice et créer un état de confiance. D’où
l’idée de tout mettre sur table : ici, les salaires et les
bonus sont connus. Les bénéfices, s’il y en a, sont parta-
gés entre tous (un tiers aux employés, deux tiers aux
actionnaires). Depuis 30 ans, Créaholic s’est définie
comme une société sans avenir. Il n’y a ni garantie de tra-
vail, ni de salaire. Tout comme la confiance, cette notion
d’instabilité est clé dans la création.
Cette organisation a fini par donner une espèce de kolk-
hoze capitaliste, ne poursuivant aucun objectif de type
politique ou dogmatique. Nos projets lancés en interne
sont toujours le produit d’une décision émanant du
groupe. Nous utilisons ainsi l’intelligence collective pour
ne pas perdre d’argent inutilement. Chaque équipement
étant payé par la communauté, celle-ci a le choix entre
investir ou conserver l’argent.
Vous avez été nominé au prix de l’inventeur européen
2017. Que représente pour vous cette nomination?
J’ai d’abord cru que c’était un spam ! Cette nomination
suscite chez moi un double sentiment. C’est d’une part
un grand honneur. En effet, les inventeurs sont habituel-
lement les oubliés, les marques sont plus souvent citées.
Mais, d’autre part cette nomination crée un malaise car
La créativité, c’est la recherche
de l’insoupçonnable»
En 1983, celui qu’on avait si longtemps classé parmi les cancres, créait à 26 ans, avec Jacques
Müeller, la Swatch, une montre en plastique, qui allait révolutionner le monde de l’horloge-
rie. Trente-cinq ans plus tard, sa soif créative ne l’a pas quitté. Fondateur en 1986 de l’entreprise
Créaholic, véritable fabrique de l’innovation, il a, avec ses équipes, déposé 178 familles de brevets.
Un impressionnant parcours d’inventeur et d’entrepreneur qui lui vaut d’être aujourd’hui nominé au
prix de l’inventeur européen de l’année.
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