Le Cnam mag' #6 - page 20

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mag'
Enquête
régulière de drogue, la stimulation répétée de ces récep-
teurs entraîne une diminution de la production naturelle
d’endorphines. Dès lors, le plaisir n’est plus obtenu que
par l’apport de la substance extérieure, ce qui induit une
augmentation de la tolérance à cette substance et un
manque dès l’arrêt de sa consommation
. »
Pourtant, contrairement à une représentation sociale
répandue, la majorité des femmes et des hommes qui
expérimentent une substance ne deviennent pas des
consommateurs réguliers. De surcroît, parmi ces der-
niers, seul un petit nombre développe une dépendance.
Sur ce plan, nous sommes loin d’être égaux : il existe en
effet des facteurs d’ordre biologique mais aussi environ-
nemental, socioculturel, psychologique... «
Les usages
des psychotropes peuvent être des réponses à nos souf-
frances ; ils les modifient pour nous permettre de nous
confronter malgré tout au réel
», constate Gladys Lutz,
chercheure au Cnam dans le cadre de l’étude Prevdrog-
Pro et présidente de l’association Additra, Addictologie
et Travail. «
Selon les moments, les fonctions de cer-
taines substances psychoactives, comme l’alcool ou le
tabac, ne sont pas les mêmes : elles peuvent stimuler ou
détendre
», complète Dominique Lhuilier, professeure
émérite de psychologie du travail au Cnam et coordina-
trice de cette étude.
Les risques de dépendances semblent aujourd’hui pré-
gnants. «
Nous n’avons jamais eu accès à autant de pro-
duits psychotropes, et d’une telle variété. On vit une
révolution psychoactive
», prévient Anne Coppel. Avec
l’explosion des ventes sur Internet, le trafic des drogues
s’est enraciné et si «
l’achat de produits illicites, via des
plateformes cryptées, reste limité en France il repré-
sente 15% des commandes aux États-Unis
», annonce
Pierre Chappard, ancien coordinateur du Réseau fran-
çais de réduction des risques, et président de l’associa-
tion Safe. Dans l’Hexagone, la création en laboratoire de
nouvelles substances psychoactives imitant la structure
chimique et/ou les effets des stupéfiants interdits
comme les amphétamines ou la cocaïne permet de
contourner la loi. Le phénomène est croissant : entre
2008 et 2015, 176 nouveaux produits de synthèse ont
ainsi été répertoriés sur le territoire français.
Le cerveau, producteur de psychotropes
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les usagers
de substances psychoactives sont souvent insérés dans
la vie sociale. Notre société favoriserait d’ailleurs les
conduites addictives. Et les produits ne sont pas les
seules sources d’addiction. Depuis quelques années, les
chercheur.e.s s’intéressent aussi à des formes de dépen-
dances liées à nos comportements. Jeux d’argent, jeux
vidéo, sport intensif, sexualité… Pour échapper à la souf-
france psychique, on se réfugie dans une occupation.
«
Si nous sommes perméables aux effets des drogues,
c’est que notre cerveau possède des récepteurs, pour
accueillir les substances psychoactives qu’il produit :
endomorphine, sérotonine... !
», pointe William
Lowenstein. Ainsi, il existe des similitudes neurobiolo-
giques, psychopathologiques et comportementales
entre addictions aux produits et dépendances compor-
tementales. Cependant, ces dernières sont aujourd’hui
encore sujettes à controverses. Seules les addictions
aux jeux d’argent font consensus dans le monde médi-
cal. Un obstacle, aux yeux de Marc Valleur, à la prise en
compte des causes réelles de souffrances.
Alors comment échapper à la dépendance ? Les théra-
pies de substitution ou les psychothérapies ont montré
leur efficacité. Mais l’accompagnement de l’entourage
reste essentiel. «
La prise de conscience est difficile
,
confie William Lowenstein.
La dépendance engendre
honte et tabou dans notre société.
»
Aurélie Verneau
L’organisation contemporaine du travail, facteur de
consommation?
Au sein du Centre de recherche sur le travail et le déve-
loppement (CRTD) du Cnam, Gladys Lutz et Dominique
Lhuilier se sont penchées sur les liens existant entre
les consommations de substances psychoactives et le
travail. Commanditée par la mission interministérielle
de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt)
4
,
l’étude Prevdrog-Pro fut menée en collaboration avec
Renaud Crespin du CNRS.
5
Profondément originale,
elle permet de lever le voile sur un tabou. Tous les pro-
fessionnels sont concernés par les usages (qualificatif
moins réducteur qu’«addiction») de substances psy-
choactives : du manager à l’employé, et cela dans tous
les secteurs d’activité. «
Les usages sont multiples. En
fonction des effets recherchés, le clivage entre drogues
licites et illicites explose,
analyse Gladys Lutz.
L’intensification et l’individualisation du travail contem-
porain poussent à trouver des ressources pharmaco-
logiques pour tenter de garder le contrôle et rester
sujet de son action. Les produits sont investis d’un sens
et de modalités de consommation qui n’ont pas une
finalité individuelle. Ils nous permettent de tenir pour
ne pas mettre le reste de l’équipe en difficulté
. »
Vers une politique de réduction des risques ?
Partant du constat qu’une société ne peut être pensée
sans drogues, licites ou illicites, plusieurs associations
militantes souhaitent la mise en place d’une politique
de santé axée sur la réduction des risques. Légitimée
en janvier 2016 par la loi de modernisation du système
de santé, elle aurait pour but de réduire au maximum
les nuisances sanitaires et sociales liées aux drogues,
et cela pour les usagers comme pour leur entourage.
La libéralisation de la vente de seringues en pharmacie,
voulue par la ministre de la Santé Michèle Barzach en
1987, est la première mesure française qui répond à
cette problématique. Elle a permis une baisse considé-
rable non seulement des contaminations au VIH mais
aussi des overdoses. L’ouverture d’une première salle
de consommation à moindre risque à Paris s’intègre
aussi dans ce processus. La France emboîte ainsi le
pas de ses voisins : depuis l’exemple de Berne en 1986,
environ 90 salles ont vu le jour, dans huit pays comme
l’Australie, le Canada, le Luxembourg ou l’Espagne.
S’informer sur la prévention des drogues et la réduc-
tion des risque :
SOS-addictions.org
4:
Devenue
depuis mars
2014, la mission
interministérielle
de lutte contre
les drogues et
les conduites
addictives
(Mildeca).
5:
Crespin R.,
Lhuilier D. et Lutz
G.,
Se doper pour
travailler?
, éditions
ÉRES, collection
Clinique du travail,
à paraître en mars
2017. En partenariat
avec l’Université
de Rouen, le
CRTD poursuit
ses recherches
autour de cette
thématique. Un
nouveau projet
de recherche,
financé par la
Mildeca, va ainsi
étudier les liens
entre le chômage
et l’usages de
substances
psychoactives.
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